Seize créateurs contemporains ont investi le cimetière des Rois. Visite guidée des lieux
Muriel Grand
Les habitués du cimetière des Rois ne s’apercevront pas tout de suite du changement. Puis ils remarqueront d’étranges sculptures disséminées sur la pelouse. Un banc en forme de point d’interrogation, une boule de marbre géante, une croix en acier. Les plus attentifs repéreront des yeux sur le tronc d’un arbre, et même des pierres tombales comportant de curieuses inscriptions, comme celle-ci: «Je vous avais dit que je n’allais pas très bien».
L’explication réside dans le carton disposé à côté de chaque intervention, avec le nom de l’artiste et le titre de l’œuvre: il s’agit d’une exposition d’art contemporain. Baptisée Open end, elle a été vernie hier à l’occasion de la Nuit des Bains. Seize artistes, en majorité genevois, ont investi le cimetière avec des travaux variés. La plupart revisitent le vocabulaire funéraire: sculpture sur pierre, épitaphe, croix, fleurs.
Entre peur et enthousiasme
Cette idée originale est née dans l’esprit du sculpteur Vincent Du Bois. Son objectif: remettre de l’art dans les cimetières. «Suite à la mécanisation, la pression économique et le désintérêt des familles pour les tombes de leurs défunts, les cimetières s’uniformisent. Ce sont des lieux à la fois délaissés et intouchables.»
Intouchables car la mort constitue un tabou auquel il est difficile de se confronter. Cette crainte a perturbé la réalisation du projet, qui a pris plus de trois ans. «Tout le monde s’enthousiasmait, mais personne ne voulait l’assumer», raconte l’artiste. Pour convaincre les autorités, il a appelé à la rescousse le curateur Simon Lamunière et créé la fondation DART.
« Les cimetières sont à la fois délaissés et intouchables »
Vincent Du Bois
Finalement, ce sont deux départements municipaux qui ont chapeauté l’exposition: celui de la Cohésion sociale et de la Solidarité, dont dépend le Service des pompes funeèbres qui fête cette année ses 150 ans, et celui de la Culture.
Les artistes, eux, ne se sont pas défilés. Au contraire, ils ont montré beaucoup d’enthousiasme. «J’ai proposé le projet à des créateurs que je connaissais. Je leur faisais confiance pour traiter ce sujet délicat de manière adéquate.» Vincent Du Bois tenait à leur laisser une liberté totale. Mais les œuvres ont tout de même dû passer par une commission d’éthique. «Difficile de définir précisément ce qui perturbe l’ordre public et la paix des morts… Finalement, ce n’est qu’une question de bon sens. Nous ne souhaitons pas provoquer, mais amener à réfléchir sur notre rapport à la mort et à la vie.»
Un lieu sans trop d’émotion
Le Panthéon genevois, où sont enterrées les grandes figures de la République, se prête fort bien à une telle exposition. «Comme cela prend du temps pour y être admis, il y a moins d’émotion directe et de familles endeuillées que dans les autres cimetières, précise Vincent Du Bois. En outre, c’est un lieu très fréquenté par les Genevois, qui s’y promènent, s’y reposent ou y pique-niquent. Et il se situe au cœur de la ville, dans un quartier dédié à l’art contemporain.»
Disséminées dans le parc, les œuvres s’intègrent harmonieusement au cadre bucolique. La plupart d’entre elles ont été conçues spécialement pour l’occasion, et cela se sent. Parfois, il est même difficile de les distinguer des réalisations plus anciennes… Ce qui amène à redécouvrir la richesse patrimoniale des lieux.
Dès l’entrée, l’installation plus vraie que nature de Jérôme Leuba accueille le visiteur: un mémorial spontané composé de fleurs et de bougies. Non loin, la Pietà retournée de Christian Gonzenbach met en évidence l’absence du Christ. Vincent Du Bois, lui, s’est inspiré de La main de Dieu de Rodin, mais la sienne est parasitée par un bug numérique… Alors que Sylvie Fleury a imaginé un rétroviseur au format d’une tombe, Sophie Calle invite les visiteurs à glisser leurs secrets dans la fente d’une pierre tombale dont la concession a été achetée pour vingt ans.
Calvin revient à la vie
La dernière demeure de Calvin n’a pas été oubliée: on l’entend désormais respirer dans son sommeil éternel. «L’esprit du réformateur est encore très fortement ancré à Genève, souligne l’auteur de l’installation, Xavier Sprungli, qui a aussi participé à la coordination du projet. Pourtant, la plaque avec son nom a été posée il y a une dizaine d’années seulement… C’est une manière de le faire revivre.»
En levant le nez, on aperçoit le canoë couvert d’écailles dorées qu’Alexandre Joly a suspendu dans les airs, évocation du voyage vers l’au-delà des mythologies égyptienne et grecque. «C’est une chance d’exposer dans un aussi beau lieu», se réjouit l’artiste. Quant à Fabrice Gygi, qui a fait réaliser en marbre son autoportrait dans un sac de couchage, il commente son travail avec humour: «Comme ça, mes enfants n’auront pas besoin de s’occuper de ma pierre tombale!»
L’exposition «Open end», à voir jusqu’au 30 septembre, a pour objectif de remettre de l’art dans les cimetières
En haut: en réinterprétant «La main de Dieu» de Rodin, le sculpteur Vincent Du Bois questionne notre rapport au virtuel et à la matière. En bas à gauche: la stèle funéraire de Gianni Motti aborde avec humour le thème de la solitude, à travers le support traditionnel de l’épitaphe. En bas à droite: en moulant la «Pietà» de Michel-Ange puis en la retournant comme une chaussette, Christian Gonzenbach transforme le vide en plein et inversement, ce qui met en évidence l’absence du Christ.
LAURENT GUIRAUD
TRIBUNE DE GENÈVE . 16 septembre 2016
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