EXPO QUAND L’ART ENTRE AU CIMETIÈRE
Les cimetières se vident. Les cimetières se meurent. Sur l’impulsion du sculpteur Vincent Du Bois, l’exposition « Open End » invite 16 artistes contemporains à remettre de la vie dans le cimetière des Rois. Un challenge sensible dans un lieu hautement délicat.
PAR EMMANUEL GRANJEAN
De l’art pour rendre visite aux morts
Sur l’impulsion du sculpteur Vincent Du Bois, 16 artistes contemporains exposent dans le cimetière des Rois à Genève. Une manière de remettre de l’art où il y en a plus. Et de redonner de la vie à ces endroits parfois oubliés.
Les cimetières sont à la fois abandonnés et intouchables. Comment changer cela à notre époque où les savoir-faire se perdent, où les rites évoluent, où la virtualité prend parfois le pas sur la réalité de l’existence.
C’est une tombe discrète qui affleure du gazon. Sur la pierre est gravé en lettres d’or: « Ici reposent les secrets des promeneurs du cimetière des Rois ». Une petite fente suggère que l’on peut y glisser une enveloppe. L’aveu enterré, c’est le principe mis en place par l’artiste Sophie Calle qui recueillera ainsi les confidences de ceux qui viendront la voir jeudi prochain. Le mystère de la confession est garanti pour l’éternité: la concession a été enregistrée pour vingt ans.
Le Tombeau des secrets appartient à l’exposition Open End organisée dans le cimetière des Rois et donc inaugurée le 15 septembre dans le sillage de la Nuit des Bains. L’idée d’exposer chez les morts est venue à l’artiste Vincent Du Bois. « Le projet remonte en fait à 2008. J’avais été estomaqué de voir comment la ville détruisait des chapelles funéraires du XIXe siècle au motif qu’on trouvait ailleurs dans le canton des exemplaires similaires. Pour moi qui viens d’une famille de tailleur de pierre, cela dépassait l’entendement. » L’émotion du sculpteur trouver finalement une oreille attentive auprès du Département de la cohésion sociale et de la solidarité qui gère les espaces funéraires. Chaque année, Vincent Du Bois opère désormais le tri dans les monuments à déposer ou pas. Et puis, il y a quelques années, surgit ce plan de monter une exposition. « Les cimetières se vident. La société actuelle est encombrée d’autres préoccupations que celle d’aller visiter ses morts. Je voulais remettre de la vie pour déjouer cet état d’abandon. » La municipalité s’enthousiasme. Le Fonds d’art contemporain de la Ville de Genève et le Service des pompes funèbres qui fête cette année son 150e anniversaire prennent le convoi en marche. Vincent Du Bois fonde l’association DART avec Elodie Hainard et Xavier Sprungli pour s’occuper des parties administratives et techniques.
Lieu sensible
L’exposition doit se dérouler au cimetière des Rois. Un emplacement idéal à plusieurs titres. Ici ne sont enterrés que des citoyens célèbres triés sur le volet: Jean Calvin, Rodolphe Töpffer, Jorge Luis Borges, Grisélidis Réal. Davantage parc à promenades que nécropole des soupirs, il garantit ainsi de ne pas déranger le recueillement des familles. Il se trouve aussi au coeur des Bains, le quartier genevois dédié à l’art contemporain.
Sauf qu’on expose pas dans un cimetière comme dans un musée. Le lieu est hautement délicat. Même si aucune loi ne spécifie exactement ce qui peut troubler la paix du repos éternel. « C’est une histoire de bon sens, reprend Vincent Du Bois. On n’allait pas montrer des pièces choquantes, des travaux bruyants. » N’empêche que chaque oeuvre a dû systématiquement être approuvée par le Conseil administratif qui veille sur le petit Père-Lachaise genevois. « Je connais tous les artistes que j’ai invités. Je savais que leurs propositions seraient respectueuses du contexte et de l’endroit », reprend l’artiste, qui n’est prêt à aucun compromis. « Je n’aurais accepté aucune censure. Les cimetières sont à la fois abandonnés et intouchables. Comment changer cela à notre époque où les savoir-faire se perdent, où les rites évoluent, où la virtualité prend parfois le pas sur la réalité de l’existence. C’est une vrai question de société », continue le Genevois, qui présente une immense main divine sculptée comme brouillée par des glitches informatiques.
Eternity Now
Mais les choses se compliquent. L’exposition prend du retard. « Au bout d’un moment, j’ai demandé à Simon Lamunière de m’aider. » Le Genevois connaît bien les arcanes du métier, sait comment composer avec les sensibilités politiques. Il a été à la tête d’Art Basel Unlimited pendant onze ans, a constitué la collection d’oeuvres en néons qui éclaire la plaine de Plainpalais. Le curateur est venu avec son expérience et quelques artistes aussi, dont Emilie Ding qui a posé une crois en acier contre un mur de l’endroit. Pour autant, les oeuvres exposées ne doivent pas être lues dans une optique strictement funéraire. Alors oui, on retrouve les éléments symboliques du genre – les bouquets de fleurs de Jérôme Leuba, le marbre de Sybille Pasche, le tombeau de Sophie Calle, le gisant de Fabrice Gigy.
Mais ces travaux restent avant tout des oeuvres d’art exposées dans un contexte exceptionnel. Ici, on parle de mémoire et de passage. On sait aussi créer de la surprise en jouant sur l’humour. Sur une stèle, Gianni Motti a inscrit cette épitaphe: « Je vous avais bien dit que je n’allais pas très bien », inspirée par les dernières paroles de Groucho Marx. Sylvie Fleury, elle, a fait fabriquer un rétroviseur géant aux dimensions exactes d’une pierre tombale. Incliné vers le ciel, il porte gravé sur sa surface en miroir les mots « Eternity Now », un parfum de Calvin Klein. Calvin le Petit ? Le réformateur protestant repose à quelques pas de là.
LE TEMPS. 10 septembre 2016
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