Exposition Open End
Quand l’art contemporain s’invite au cimetière. C’est une dalle funéraire comme les autres, mais elle n’abrite pas le cadavre d’un humain: « Ici reposent les secrets des promeneurs du cimetière des Rois», Secrets d’amour? Secrets d’alcôves?
ECRIT PAR: Agnès Giard.
Alors que les pompes funèbres de Genève fêtent leur 150 ans, la ville accueille fin 2016 une exposition étonnante -Open End- dédiée à l’art funéraire qui invite les visiteurs du cimetière à repenser leur rapport àl a mort. Elle se déroule dans un cimetière datant de 1482. Construit sur des marais salants à deux pas de l’hôpital des pestiférés, le lieu est à l’origine un très contagieux dépotoir à cadavres: on l’évite… comme la peste. Par un ironique retournement du sort, il est devenu «un cimetière des VIPs».
Open End : une fin ouverte
Le cimetière des Rois abrite en effet les tombes de célébrités: Jean-Louis Borges, Ernest Ansermet, Émile Jaques-Dalcroze, la prostituée-écrivain Grisélidis Réal, la philosophe Jeanne IIersch, FrankMartin, Jean Piaget, Rodolphe Topfer, et bien d’autres yattirent les touristes et les curieux. De Robert Musil, il n’y a qu’un buste, ses cendres ont été dispersées au Salève. Presque invisibles parmi les monuments de ce petit panthéon de verdure, de fausses tombes se glissent en invitées surprise: une main de dieu en marbre tend son doigt vers l’invisible, un banc en point d’interrogation propose une pause-recueillement, un ectoplasme de Pieta accueille en creux le corps du Christ, un enregistrement – quelqu’un ronfle sous terre – se déclenche lorsque des promeneurs viennent devant la tombe de Jean Calvin. Il y a aussi cette statue de SDF qui semble faire la manche au milieu des défunts et cette installation funéraire que les visiteurs entretiennent sans savoir à qui les fleurs ni les bougies sont dédiées: comme par mimétisme, chacun vient ici apporter une offrande à la mémoire de… qui au juste? La mort n’a pas forcément de visage.
Que vos secrets reposent en paix
Jusqu’en l’an 2036, au moins, les promeneurs du cimetière des Rois pourront donc se confier à l’oubli éternel. Ils sont nombreux. La boîte qui était vide le jour du vernissage (15 septembre 2016) était à ce point pleine en décembre qu’il a fallu faire venir une grue, soulever la dalle et vider la boîte. «Le jour du vernissage, Sophie Calle notait elle-même les secrets, raconte Elodie. Les gens venaient un par un s’assoir devant elle et lui parlaient.
Elle notait le secret, le glissait dans une enveloppe puis elle accompagnait la personne qui glissait l’enveloppe dans la dalle. Une cinquantaine de personnes attendaient leur tour, à distance, pour ne pas entendre ce qui se disait. Il n’y avait donc, au départ qu’environ 50 secrets. Puis, fin 2016, des centaines… qui débordaient.» La boîte correspond aux normes du Service des Pompes Funèbres (SPF) : elle mesure 50 cm sur 50 cm et accueille normalement les cendres des morts. L’association DART la fait déterrer, en présence des responsables du cimetière, puis leur contenu est brulé, afin que les secrets soient préservés à jamais. Requiescat in pace.
Les cimetières dépendent du département de la cohésion sociale
Pour Elodie Hainard, il est vital que la boîte puisse être vidée et son contenu détruit. « Au début la ville a dit que non, on ne pouvait pas faire de fente (et donc le projet était compromis), car ce cimetière est le lieu d’un trafic de drogue important: les autorités avaient peur que les dealers ne planquent leur came dans lafente/tombe). Ils voulaient dont que tout soit scellé.
Mais on a eu gain de cause. » Elodie s’amuse. Le projet a mis quatre ans
avant de voir le jour, quatre ans d’interminables négociations avec des interlocuteurs qui se renvoient la balle, terrorisés à ridée que des artistes troublent la paix du cimetière : un scandale est si vite arrivé. «L’idée de faire cette exposition est partie de mon cousin, Vincent Du Bois, artiste contemporain et sculpteur sur pierre. En 2012 , la Maire de Genève avait déclaré vouloir «ramener de la vie dans les cimetières». Mon cousin a d’abord contacté le SPF, qui était partant, puis le Fond Municipal d’Art Contemporain (FMAC). Puis la ville, plus particulièrement le département de la cohésion sociale et de la solidarité, dont dépendent les cimetières (ahhhh, la Suisse, tout un poème…).» Elodie monte avec lui et avec Xavier Sprungli l’association DART, pour faire avancer le projet.
L’art peut-il troubler le repos des morts?
Après des mois de bataille, «on a cru qu’on avait le feu vert, mais ensuite ils ont voulu mettre sur place un comité d’éthique pour juger chaque oeuvre. Personne ne voulait assumer la responsabilité de cette exposition. Ils avaient été échaudés par l’épisode de la pierre tombale de Grisélidis Réal [une polémique avait secoué Genève à l’époque]. Comme la loi est très vague (il ne faut pas « troubler le repos des morts »), ils l’ont interprétée dans le sens restrictif.» Finalement, l’idée passe. Mieux : Elodie est contactée pour que des expositions similaires soient organisées dans des cimetières à Zurich, à Bruxelles… Mettre de la vie dans ces lieux ? L’idée fait son chemin. Les cimetières, désaffectés, sont en voie disparition : ils laissent place maintenant aux jardins du souvenir et aux columbarium. La majorité des européens choisissent la crémation et que leurs cendres soient répandues dans la nature. A quoi bon des tombes individuelles? Les gens veulent se fondre dans l’anonymat d’un recyclage «propre». Devenir de la poudre cosmique, emportée par le vent. Nourrir les racines d’un arbre… Plus personne ne veut aller dans un cimetière. Les municipalités s’en inquiètent. Il faut redonner un sens à ces espaces.
Un Tombeau pour lutter contre l’Inquisition contemporaine
C’est là qu’arrive le Tombeau des Secrets, idée de génie s’il en est, toute pleine de nostalgie, porteuse d’un rêve d’hermétisme : quelque part, il existe un monde où les secrets peuvent encore exister… «Le cimetière des Rois était au départ un charnier, un lieu collectif, explique Elodie Hainard. Le Tombeau des secrets renvoie un peu à cette période où tous les humains étaient pêle-mêle. Pour aller plus loin, si on reprend l’étymologie de «pestiféré» – pestis (peste) et ferre (porter)- , on pourrait même dire que les gens qui gardent ou « portent » des secrets, sont certainement des pestiférés dans la société actuelle, dominée par la morale de la transparence, par la génération wikileaks (qui veut mettre àjour les complots étatiques et des grandes entreprises), autant que par la NSA (écoutes téléphoniques, surveillance globale).» Pour Elodie, il ne saurait y avoir de lieux plus approprié que le cimetière des Rois à Genève pour rendre un dernier hommage à ce qui ne nous survivra pas. Secrets de famille, secrets amoureux, soyez bien gardés: dissolvez-vous dans la masse, disparaissez, consumez-vous. L’association DART veille sur vous.
La Suisse a perdu le secret bancaire. Elle gardera désormais le secret funéraire.
L’association DART (créée en 2015 par Vmcent DuBois, Elodie Hainard et Xavier Sprungli) entend réactiver le regard sur les objets de deuil, questionner par le biais d’expositions et de colloques le rapport à la mort et au souvenir, ramener la vie dans les cimetières.
LIBERATION . 22 janvier 2017
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