En 1707, Nicolas Lemaître est pendu sur la plaine genevoise pour s’être opposé au régime oligarchique qui régnait sur la ville. Trois siècles plus tard, le sculpteur Vincent Du Bois dévoile un monument étonnant en hommage à son combat
La plaine de Plainpalais, pour les Genevois, c’est le Cirque Knie, le marché aux puces, la flânerie du dimanche. Difficile d’imaginer que, au début du XVIIIe siècle, l’esplanade paisible couleur brique a été le théâtre d’une sombre exécution.
Et pourtant: le 23 août 1707, Nicolas Lemaître, horloger de confession protestante, est pendu sur la pointe nord de la plaine après s’être vu emprisonné et torturé.
Fidèle de Pierre Fatio, Lemaître s’oppose comme lui au pouvoir oligarchique du gouvernement d’alors, formé par les tout-puissants Conseil des Ving-Cinq et Conseil des Deux-Cents. Luttant pour que les droits du Conseil général, qui rassemble en son sein citoyens et bourgeois, soient rétablis, le duo parvient à mobiliser plusieurs centaines de personnes. Mais après avoir rejeté leurs requêtes, l’aristocratie genevoise se contente d’accuser les deux hommes de complot. Lemaître clamera son innocence jusqu’au pied du gibet.
QR code fossilisé
Si Pierre Fatio, fusillé quelques semaines après son confrère, a donné son nom à une rue bien connue des Genevois, le nom de Nicolas Lemaître, lui, a largement déserté les mémoires.
Une injustice que la ville répare aujourd’hui en inaugurant, à l’extrémité de la plaine de Plainpalais (côté cirque), un monument dédié à cette victime de la raison d’Etat. Dévoilée mardi matin à l’occasion de la Journée mondiale contre la peine de mort, l’œuvre est signée Vincent Du Bois, sculpteur genevois à qui l’on doit déjà plusieurs installations au bout du lac.

Vous imaginez un buste en bronze ou une stèle imposante? Raté. Ligne brisée mesure 1m20 de haut et prend la forme d’un bloc monolithe en marbre, sorte de tribune d’orateur à la face supérieure tronquée, pour évoquer l’absence, le destin fauché, le discours interrompu. Et au-dessus… un QR code géant, sculpté à même le marbre. Une fois scanné, celui-ci renvoie à une page internet de la ville de Genève qui relate le destin de Nicolas Lemaître.
Le choix est surprenant. S’il permet d’éclairer des événements marquants à la lumière du présent, il reflète surtout les réflexions de l’artiste sur l’histoire et l’évolution technologique. «Comme le souvenir de Nicolas Lemaître et sa cause humaniste, tout laisse à croire que le QR code sera bientôt un langage oublié, désuet, détaille Vincent Du Bois. Il faudra réapprendre à le décoder, comme les hiéroglyphes égyptiens. Il représente un genre de fossile dépositaire d’un moment.»
Labyrinthe mystérieux
Les souvenirs du passé, comme les codes informatiques, sont immatériels. Pour bousculer nos perceptions, l’artiste sort le symbole de sa toile virtuelle et le ramène du côté de la matière, du toucher. «Reproduit en 3D, le QR code devient un objet unique, esthétique, mystérieux comme un labyrinthe.»
Décontextualiser un objet, c’est aussi amener à changer le regard qu’on lui porte. «L’œuvre questionne la place du corps dans un monde qui se digitalise, souligne Vincent Du Bois. Mais aussi la paresse du public, qui se laisse gaver d’applications rigolotes, et celle des Etats qui sautent dans le train du numérique sans se demander où tout ça va mener.»
Si la révolution politique défendue par Lemaire et celle qui envahit aujourd’hui nos écrans n’ont a priori pas grand-chose en commun, chacune témoigne des challenges et divisions propres à leur temps. Tourné vers l’église du Sacré-Cœur, le QR code, gravé dans la roche, rappelle aux Genevois l’importance de s’arrêter pour questionner les acquis du présent.
Virginie Nussbaum
LE TEMPS . 10 octobre 2018
A Plainpalais, un QR code en mémoire d’un insoumis – Le Temps – 2018
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