Glitch (god’hand), oeuvre de Vincent Du Bois. Photo: Claudine Garcia

La numérisation bénéficie à la pierre

PROPOS RECUEILLIS PAR JEREMY STANNING

Dans l’atelier Cal’AS de la rue de Saint-Georges, Vincent Du Bois travaille la pierre. Le caillou, c’est une histoire de famille. Si l’atelier est proche du cimetière, c’est parce que lorsque son arrière-grand-père a quitté l’Italie pour s’installer à Genève, c’est au cimetière que les tailleurs de pierre trouvaient encore du travail. L’aïeul était « artisant, mais aussi artiste »; l’arrière-petit-fils aura son certificat fédéral de capacité de sculpteur de pierre, complété par un Master of Fine Art à la School of the Art Institute de Chicago. En 2016, il publie aux éditions Slatkine La main et l’art contemporain, ouvrage dans lequel il aborde les thèmes de la numérisation, de la dématérialisation et du « triomphe de l’abstraction sur les sens ».

A l’époque de votre arrière-grand-père, le métier de tailleur de pierre était manuel. La révolution numérique a permis l’avènement de nouvelles technologies. Y a-t-il une opposition irréconciliable entre artisanat et technologies numériques ?

La numérisation éloigne la main du matériau, mais offre des méthodes de production capables de faire des formes que la main ne ferait pas ou très lentement. Par exemple, ma sculpture La Main de Dieu provient d’un bloc de marbre de treize tonnes. J’ai pu le faire dégrossir en carrière à Carrare et le robot a fait en un mois ce que j’aurais fait en un an. Celui-ci ne parvient cependant pas à reproduire ce qui est de l’ordre du vivant: la main prédécoupée est une silhouette. Elle ne pas le sentiment de la peau. La main humaine est plus intelligente, plus subtile que le robot. Il peut aider la main, et inversement, mais si l’on ne fait que l’un ou l’autre, on finit par perdre des choses. Nier la révolution numérique est impossible, mais se distancier de ce que peut faire la main, c’est s’éloigner du matériau et du savoir-faire. Ce qui m’inquiète, c’est la perte de savoir-faire manuel. La pierre va rester au goût du jour, les machines vont continuer à faciliter le travail et la création. Je crains cependant que la perte de technique des artisans rende les créations moins vivantes, moins subtiles.

La construction et la sculpture sur pierre sont-elles toujours d’actualité?

Le progrès a régulièrement mis en danger le travail de la pierre, notamment dans la construction, par l’invention du béton, beaucoup plus facile et rapide à employer. Un immeuble constuit en béton en deux ans avec une vingtaine d’ouvriers demanderait trois cents tailleurs de pierre pendant cinq ans. La taille et la coupe numériques de la pierre la rendent souvent moins chère que le béton. Réaliser une fenêtre en pierre de taille, par exemple, est moins onéreux que de faire un encadrement en béton. Contrairement au béton, dans lequel il faut rajouter des produits chimiques, la pierre est bien moins polluante.
En ce qui concerne la sculpture, la pierre a toujours été un matériau de prédilection. Elle a été progressivement abandonnée depuis les années 1960, jugée classique, figurative et passéiste. Depuis quelques années, grâce à la révolution numérique et aux nouveaux moyens de production, les codes ont là aussi été bouleversés, en permettant à des artistes contemporains néophytes de travailler la pierre. Il suffit à l’artiste de proposer une maquette et les machines réalisent des créations complexes. En scannant l’objet, le robot est capable de dégrossir la pierre pour en faire une chaise, un pneu ou une luge. La pierre est donc à nouveau invité dans la création contemporaine.

Vous aviez très tôt senti la tendance, en fondant dès 2007 votre maison de design, Stonetouch.

J’ai décidé de m’équiper en matériel (scanners, robots) afin de bénéficier d’une plateforme avec du savoir-faire, du stock et des machines. Puis avec deux amis d’enfance, Claudio Colucci, designer et Pierre-André Bohnet, architecte, nous sommes partis à la rencontre des artistes. Pour la première collection, chacune d’entre nous a réalisé une oeuvre et fait appel à trois artistes, pour un total de six créations. La plupart d’entre eux n’avaient jamais travaillé la pierre et se sont montrés très enthousiastes. Le nombre d’unité était limité à huit, de sorte qu’à chaque objet vendu, le prix du suivant augmentait, en raison de sa rareté. Nous avons également trouvé un partenaire en la galerie Mitterrand & Cramer, qui nous a permis de nous rendre à Art Basel pour ventre notre première collection. Cela nous a donné l’occasion de mettre en place un accord tripartite avec des investisseurs et des artistes que ceux-ci souhaitaient voir publiés.
Stonetouch profite de la révolution numérique pour mettre à disposition un savoir-faire qui mélange la main et la technologie au profit d’une création contemporaine.

La pierre est-elle un matériau comme un autre, amené à s’implanter dans le domaine du design contemporain?

Internet a ouvert tellement de portes qu’il n’y a plus de règles, si ce n’est celle de la variété. On peut avoir de belles créations dans des nouveaux matériaux, dans des textiles intelligents et vouloir acheter une magnifique table en pierre.

Comment voyez-vous l’évolution du métier de la pierre dans les années à venir?

Dans les six cantons romands, il y a moins d’une vingtaine d’apprentis dans les différentes formations des métiers de la pierre, qui s’organisent en trois branches: la marbrerie, la taille de pierre et la sculpture sur pierre. Pour la marbrerie, le métier a déjà été révolutionné par les machines. Un atelier de marbrerie, c’est dix machines-outils à commande numérique, une armée de poseurs et trois artisans pour les finitions (soit de 5% à 10% du travail).
La taille de pierre est moins affectée par ces changements, car les ouvriers sont obligés de travailler sur le bâtiment lui-même. C’est aussi le cas de la sculpture sur pierre, qui s’occupe du côté plus artistique, comme les décors de cheminées, les gravures complexes, les blasons ou les frises. C’est ce qui nous a amené à travailler sur la cathédrale Saint-Pierre durant une année, car le travail nécessaire n’aurait pu être fait par une machine.
Je tiens également beaucoup à la notion d’artisanat de quartier, de proximité, c’est à dire cette capacité à travailler pour tout le monde. Il faut être capable de réaliser une marche de jardin, une pierre pour le lavabo ou une colonne de cheminée à la main. Comme disait Michel-Ange, « que tu fasses les appartements du Pape ou que tu décores le panier d’une bergère, fais-le avec le même coeur ». A mon avis, quand on aime la pierre, on est content de faire des choses modestes et pas uniquement des travaux somptueux.

ENTREPRISE ROMANDE . 22 décembre 2017